Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

08 octobre 2005

Mme Trang, femme de chambre

Montréal, dimanche 20/12/2015, 13:26:60

De minuscules flocons de neige gelée griffent les doubles baies vitrées du quinzième étage. Le ruisseau artificiel, serpentant sous les arbres de la terrasse et les petits ponts de pierre — qui, l'été, donnent l'illusion de boire un verre à l'ombre de la campagne — n'est qu'une triste cicatrice de neige boursouflée se perdant dans le trou glacé d’une piscine béante. Plus loin, au-delà des terrasses, le dôme vaguement byzantin de la basilique Sainte-Marie-Reine-du-monde. Plus loin encore, dans un brouillard de neige, la minuscule église anglicane Saint-Georges, face à l’immeuble néogothique de la gare, étouffée par des gratte-ciels grandiloquents. Ce que l'on aperçoit des rues au travers des griffures de la tempête ne laisse percevoir que quelques rares silhouettes d’automobiles frileuses… Comme la plupart du temps en décembre, les habitants ne sortent plus du réseau marchand des rues souterraines. Montréal a son allure hivernale de ville fantôme.

Madame Trang, femme d'étage au Hilton Bonaventure, sort de la chambre 1532. Elle ne peut s'empêcher de regarder par les fenêtres, savourer le plaisir de travailler au chaud dans un établissement de renommée internationale. Elle plaint son mari qui, lui, n'a pas cette chance : en ce milieu de journée, il doit parcourir la ville sur la neige avec sa vieille camionnette pour livrer dans les immeubles de bureau des dizaines de pizzas à des employés affamés trop souvent grincheux, chiches en pourboires.

Madame Trang regarde son badge électronique. Le client de la chambre 1534 n'est pas sorti depuis deux jours. La veille déjà, elle n'a pas pu faire la chambre… L'affichage à cristaux liquides de la porte indique toujours "ne pas déranger". Mais la consigne est claire, toute chambre doit être visitée, de préférence tous les jours, au pire toutes les quarante-huit heures. Madame Trang n'aime pas ça. Depuis dix ans qu'elle travaille dans ce grand hôtel, elle s'est trouvée face aux situations les plus inattendues. Son instinct professionnel l'avertit qu'il se passe quelque chose. Pour se donner du courage, elle pioche dans une poche de sa blouse rose une crotte de chocolat à la cerise qu’elle croque doucement, attendant, avec volupté, la giclée — d’abord forte puis parfumée et douce — de liqueur sur sa langue.

Madame Trang frappe à la porte. Timidement d’abord, puis plus franchement. En vain. Elle insiste. Aucune réponse. Elle se décide à prendre sur son chariot de service son téléphone portable, compose le numéro de la chambre. Très étouffée par les portes et la douceur des moquettes, elle entend la sonnerie. Personne ne décroche… Elle ne perçoit pas le moindre des bruits usuels : douche qui coule, clapotis d’un bain, toux, respiration, paroles… Le silence est total. Madame Trang sait que, même si les chambres sont insonorisées, il lui est toujours possible, dans un couloir silencieux, en dressant l'oreille — au pire en la collant contre le bois de la porte — de percevoir quelques signes d'activité : ronflements, bruits de télévision, vibration de rasoir électrique… Mais non, rien. Elle n'entend rien. Rien d’autre que le bruit du vent, de la neige qui fouette les vitres… Ce silence anormal l’inquiète…