Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

29 janvier 2006

Nomade

Oléniek, mardi 22/12/2015, 05:51:43

Depuis trois ans, depuis l’horrible nuit de son immense déception amoureuse, Irina Karaminskaïa parcourt la Sibérie. À vingt-sept ans lorsque l’écrivain dont elle était en secret follement éprise refusa de l’accueillir chez elle et de tout abandonner le soir où elle avait décidé de se livrer à lui, Irina a fui Saint-Pétersbourg sans retour. Elle ne nie pas la folie de sa démarche : venir un soir chez un homme célèbre, marié, qui plus est père de deux enfants, lui déclarer tout à trac sur son palier qu’elle avait décidé de vivre avec lui… Même pour un russe, c’était un peu surprenant. Qu’importe… l’amour vrai n’est pas rationnel On s’y livre entièrement, ou on n’aime pas… Irina était folle d’amour. Blessée au plus profond de son âme, elle ne pouvait, à la suite de cet échec, que fuir. Le plus loin possible gardant pour elle la brûlure de son amour trahi… Son amour lui ordonne de vivre seule dans la Russie profonde et désertée, d’aller de ville en ville sans jamais se fixer.

Le matin du 22 décembre 2015, quand, vers six heures, elle s’éveille à l’hôtel Annenski. C’est son quatrième jour à Oléniek, petite ville glaciale, sans charme, sur le fleuve du même nom. Aucune raison de se trouver là. Elle s’y trouve. Comme demain — ou après-demain — elle sera ailleurs : Tessei, Jyiansk sur le fleuve Léna… Au hasard des rares vols qu’elle peut emprunter, des convois de camions, des déplacements de chasseurs… des rencontres qu’elle suit quelques jours puis délaisse pour d’autres. Là ou ailleurs. Aujourd’hui ou demain. De toutes façons, peu lui importe… elle ne peut vivre heureuse sans son amour. Où qu’elle aille, il fera toujours aussi froid… Comme la majeure partie active de la population mondiale qui travaille par l’intermédiaire du réseau, elle n’a aucun besoin de se fixer à tel endroit plutôt qu’à tel autre. Il lui suffit de disposer d’un relais — physique ou satellite — où brancher son ordinateur pour travailler à distance. En ce sens, la Sibérie apparaît comme un choix raisonné car l’Europe, soucieuse de stimuler le développement de ses régions pauvres, accorde des tarifications très préférentielles aux connexions qui en viennent. Il est moins coûteux de se connecter sur Paris à partir d’Irkoutsk qu’à partir de Grenoble. Beaucoup de travailleurs du réseau ont choisi de passer leur vie ainsi, d’une région pauvre à l’autre, conciliant travail et tourisme… Son choix n’a pas été économique, mais sentimental: il vient de la nécessité de maintenir intacte la violence de son amour; pour cela, de se retirer du monde. Ainsi ne vit-elle plus que dans le souvenir de sa passion. C’est mieux que le suicide. Continuant à vivre, elle est un conservatoire, le tabernacle de sa passion. Elle est passion. C’est ça qui la fait vivre, cette sève invisible montant dans la plante, née de la plante, qui en assure la croissance.