Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

30 janvier 2006

Vie d'Irina Karaminskaïa

Oléniek, mardi 22/12/2015, 06:11:52

Comme chaque matin, avant de se lever, Irina Karaminskaïa regarde la photo de son amour lointain, pense au vide qu’il a creusé en elle, lit quelques pages de ses sublimes poèmes d’amour… Puis elle branche la bouilloire électrique pour faire chauffer l’eau de son thé. Ensuite, seulement, elle procède à sa toilette, se maquille soigneusement, soucieuse de rester attirante pour l’homme qu’elle aime et qui pourtant ne l’a certainement jamais regardée. Elle n’est pas très belle. Elle le sait, avec ses traits un peu accusés, sa bouche un peu trop grande et ses cheveux raides… Mais elle sait aussi qu’elle n’est pas laide. Dans les solitudes de ce Grand Nord qu’elle parcourt en tous sens, si elle a eu maintes fois l’occasion de plaire à des hommes, si elle leur a cédé quelquefois, l’idée qu’elle puisse plaire, la volonté de séduire, tendue vers celui qu’elle sait à jamais inaccessible, est en elle une preuve de l’utilité de vivre. Elle sait, au plus profond d’elle-même, que si un jour elle y renonçait, elle perdrait toute raison de vivre. C’est pour maintenir intacte la possibilité vive de son amour qu’elle ne peut supporter, dans la petite glace tâchée de l’armoire en mauvais plaqué de la chambre, son image négligée. Elle a un besoin absolu de croire en elle-même.

Lorsqu’Irina est propre, parfumée, elle met ses bijoux, choisit avec soin des boucles d’oreilles aux couleurs vives. Sa toilette lui prend beaucoup de temps. Le temps ne lui manque pas. Ce n’est que lorsqu’elle s’estime tout à fait prête, séduisante, désirable même, qu’elle allume son ordinateur.

Irina Karaminskaïa est une spécialiste connue de la sécurité informatique. Elle sait tout des méthodes de cryptage, de la fabrication de clés ou de l’effraction des serrures électroniques. Ses clients la consultent du monde entier. Si elle l’avait voulu, elle aurait pu faire fortune. Elle n’a pas de gros besoins. Elle travaille à son rythme, sur les quelques projets qui lui apprennent quelque chose ou constituent un défi intellectuel… Pour rêver à son amour, lui écrire des lettres — qu’elle n’envoie cependant jamais — ou pour découvrir de nouvelles techniques de piratage ou de protection, elle conserve la plus grande part de son temps… Elle pourrait tout savoir de celui qu’elle aime, le suivre jour par jour, minute par minute, intervenir dans sa vie, modifier les fichiers de ses tapuscrits, l’enrichir, lui faire parvenir des messages par les voies les plus inattendues, faire parler de lui dans tous les journaux du monde, le faire élire à l’Académie des Lettres ou au contraire répandre n’importe quel ragot sur son compte… Mais non… Pour conserver intacte la pureté de son sentiment, elle se l’interdit. Entre son amour et le travail qui la maintient en vie, elle a construit une muraille. Tout ce qu’elle veut savoir de celui qu’elle aime c’est ce qu’il a écrit ou qu’il continue à écrire. Pour ça, comme tout le monde, elle attend de pouvoir télécharger ses livres… Sa vie est partagée en deux, une vie de passion brûlante, folle, désespérée ; une vie de raison froide, lucide, efficace. Elle ne considère pas cela comme contradictoire. Tout être, à la fois et de façon indissoluble, Yin et Yang, blanc et noir, chaud et froid, ne progresse que par l’énergie vitale que dégage une telle opposition dialectique. La différence entre l’Irina chaude, lyrique vouée à l’échec et l’Irina froide, technique, à qui tout réussit, qui produit l’énergie indispensable à l’avancée particulière de sa vie…