Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

17 décembre 2005

Pensées de Djeff

Saint-Pierre-des-Tripiers, lundi 21/12/2015, 18:59:10

André Pagès s’assied sur une des deux chaises à l’assise de paille. De la vieille cafetière émaillée posée en permanence dans un coin de l’âtre, se sert un verre de café. Il casse, entre l’index replié de sa main droite et le pouce, quelques unes des noix ramassées à l’automne, les déguste, prend soin d’alterner une bouchée de noix, une bouchée du pain bis qu’il fait cuire lui-même. Le goût de l’une magnifie sans cesse celui de l’autre. Il est heureux. Se sent parfaitement bien, ferme les yeux, se masse le front des deux mains puis, dans un geste de prière, enfermant son nez dans leurs paumes collées, pouces sous le menton, se concentre un moment. Faux dormeur immobile, il demeure plusieurs minutes replié dans cette attitude méditative…

Lorsqu’il s’arrache à sa méditation, il prend sur le manteau de gros chêne de sa cheminée son clavier de télécommande, allume son écran. Le personnage privé, inconnu, dont personne ne connaît l’adresse, André Pagès, n’existe plus. Pour un temps André Pagès cède la place à un autre. Cet autre s’appelle Djeff.

Djeff interroge d’abord son courrier électronique. Bien qu’il ait programmé diverses fonctions de filtrage destinées à éviter que sa boîte aux lettres ne soit envahie d’avis sans intérêt — annonces de colloques, forums divers, publicités dissimulées sous la forme de faux articles — reste toujours beaucoup de “poubelle”, courrier qu’il sait inutile de lire, dont il vaut mieux se débarrasser au plus vite. À l’origine du web, quand Djeff était encore jeune, ses utilisateurs s’étaient spontanément mis d’accord pour établir une “morale” commune, la “néthiquette” — comme disaient les canadiens — prohibant l’utilisation du “mail” pour tout message à caractère publicitaire. Djeff se souvient encore avec amusement de cet avocat qui avait osé envoyer sa publicité sur le réseau. Sans se concerter, tous les utilisateurs d’alors lui avaient envoyé des insultes faisant exploser la mémoire de son ordinateur. C’était le bon temps. Celui où les usagers du réseau faisaient partie d’une caste qui croyait inventer un monde nouveau. Quelle naïveté !… La généralisation de l’usage du réseau, lorsque celui-ci était devenu le web, avait bien vite rendu inopérantes toutes tentatives d’autodiscipline. Devenant productif, le web avait eu à affronter la complexité du monde avec ses héros, ses martyres, ses flics, ses truands. Ce monde ne vaut pas plus que l’autre mais c’est par son intermédiaire que Djeff maintient quelques relations avec ses contemporains. Mais quelles relations?… Djeff n’accepte de correspondre qu’avec trente-trois personnes. Chacune ignore tout de son identité véritable et — parce que Djeff fait transiter ses messages par des serveurs-relais qu’il parasite à leur insu — ne sait rien du lieu où il réside. Ces trente-trois correspondants, Djeff, s’assurant avec soin qu’aucun d’entre eux ne savait rien des autres, les a choisis aux quatre coins du monde. À ses yeux ils constituent une caste d’intelligences seules capables de comprendre la totalité des bouleversements apportés par le web et d’essayer d’en tirer partie non dans un sens négatif mais afin d’améliorer la culture humaine. Dans son intimité, il les appelle les “veilleurs” : ces “élus étrangers et dispersés” qui ouvrent la première épître de Saint-Pierre. S’interdisant tout contact en visiophonie, ils constituent un groupe virtuel de chercheurs, dont la localisation importe peu, mais dont il peut, à leur insu, regrouper périodiquement les compétences en groupes souples, informels pour l’accomplissement de telle ou telle tâche. Seul maître conscient du jeu, il sert de relais, établit les relations utiles sans qu’aucun des membres de son groupe en ait conscience. Ainsi, il lui semble être un Dieu manipulant des marionnettes, mais des marionnettes vivantes, suprêmement intelligentes et il ne vit plus que pour ça.