Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

17 avril 2006

Un adolescent virtuel

Tolag, jeudi 24/12/2015, 12:27:60

“…Une vraie expédition… C’était super, avec des potes nous avons galéré toute la journée dans cette putain de jungle qui couvre les monts Amuyao à la recherche de ce satané ruisseau où on nous avait dit qu’il y avait des pépites d’or. Nous ne cherchions pas à gagner de l’argent, mais nous avions le désir de découvrir quelque chose, peut-être pas le Pentagone, ni le pôle Sud… ni peut-être même de l’or, mais quelque chose… Au moins un ruisseau… Ni mon frère Bertrand, ni son copain Cham, ni ma sœur Charlotte, ni notre voisin Jayant, ne m’étaient d’aucune utilité. Ils vivent dans l’imaginaire et ce qui est visible, je suis toujours seul à le voir… Ce ne sont pas eux qui seraient capables de traverser une rivière à la nage… Nous avons crapahuté toute la journée dans la boue, creusant un sentier étroit dans la végétation toujours dense du pays où on ne finit par voir et sentir réellement que ça. À force d’abattre des buissons à la machette, j’avais mal au bras gauche. On a marché comme ça plusieurs heures, grimpant des pentes escarpées, glissant dans des vallées abruptes, jusqu’à ce que le soir arrive. On n’avait même pas aperçu un village de cabanes en bâtons, pas une terrasse de riz, on était vraiment dans les zones blanches de la carte. Du moins c’est le jeu de langage qu’on se jouait dans notre tête, et ça nous excitait bien. Tu sais comme la nuit tombe vite dans notre pays: il fait jour, il fait nuit, pas de transitions comme chez toi, pas de vrai crépuscule. Il fait jour, il fait nuit… Bref, nous avons été coincés. Il a fallu couper des branches pour faire une hutte, du feu pour éloigner les bestioles. Heureusement nous avions emporté de quoi bouffer parce que les bananes et les ignames sauvages sont quand même assez rares même si tu les appelles en tagalog… Bon, c’est pas tout, tu verras, il nous est arrivé plein d’autres choses, mais je préfère te raconter tout ça en plusieurs fois. Ça maintient le suspens… Et l’amitié… Demain il y aura une suite. Ciao…

Ludwig Witt.”

Joseph est assis devant la table qui lui sert de bureau sur la terrasse en bambou de sa maison surplombant un village Ifugao au bord d’une de ces vallées profondes aux flancs couverts d’une jungle épaisse qui constituent le nord des Philippines. Il fait chaud, très chaud, humide… très humide. Il lui arrive parfois de rêver qu’il neige, comme autrefois, quand il vivait en Europe… En sueur, torse nu, il est installé à l’ombre d’une espèce de treille végétale qui grimpe le long des piliers de la maison. Devant lui, sur une table grossière en bois de caisses, deux chats endormis, un ordinateur portable à liaison satellite et, seul luxe dont il ne saurait se passer, son éternelle bouteille de Lagavullin. Il éprouve soudain une certaine lassitude, arrête de taper sur son clavier, ses yeux se perdent dans les profondeurs trop bleues du ciel qui écrase uniformément les crêtes des montagnes. Quinze ans qu’il vit seul ici, n’ayant de contact réel qu’avec les villageois qui se relaient pour lui faire à manger et entretenir vaguement sa baraque. S’il a besoin de quoi que ce soit d’autre que ce que peut fournir le village — une pièce pour le générateur électrique, une batterie, un nouvel ordinateur, son whisky… — la multitude de catalogues de télé-achat existant sur le réseau lui suffit, les villageois vont chercher les livraisons à Banawé, petite ville la plus proche, à huit heures de marche. Quinze ans qu’il s’invente une famille dont il envoie des nouvelles à une nuée de correspondants: Ludwig qui a maintenant dix-huit ans — il aurait dix-huit ans…— Charlotte qui en a quinze et Bertrand, treize; plus Mary sa femme disparue… Plus toute une nuée d’amis qui apparaissent ou disparaissent au gré des besoins des récits, de la vie… Joseph en est à ne plus très bien savoir si cette famille virtuelle n’a pas été un jour sa vraie famille, s’il n’a pas vécu avec eux toutes ces aventures qu’il leur prête. peut-être dans une autre vie. Quelle est pour lui la différence entre le réel et l’imaginaire, le concret et le virtuel? Est-il vraiment nécessaire que Ludwig vive vraiment, souffre vraiment, grandisse… si, dans ces jeux de langage qu’il diffuse quotidiennement sur le réseau, il a, pour des milliers de personnes à travers le monde, une histoire aussi réelle que celle de Joseph lui-même dont aucun de ces correspondants qui lui font part du monde réel — certainement réel — de leurs propres familles, ne soupçonne même l’existence? Il s’est créé un vie virtuelle. Elle a plus de force, il s’y passe plus d’événements que dans sa vraie vie, celle que l’on dit réelle, un peu dérisoire, entièrement partagée entre ses ordinateurs et ses bêtes, qu’il mène dans ce trou perdu où il y a maintenant treize ans qu’il est venu s’enterrer.