Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

04 janvier 2007

Fuite dans le réel

Tolag, mercredi 30/12/2015, 09:59:01

Joseph termine son rapport, l’envoie. Pour la première fois depuis des années, il débranche le câble qui relie son portable à l’antenne satellite, éteint son ordinateur. Maintenant il est coupé du monde. Les jeunes du village sont suffisamment formés pour gagner de l’argent sans lui. Il est très las. Depuis la veille il a décidé de mettre fin aux vies fictives de Ludwig, Bertrand, Charlotte et Witt. Il est arrivé à une fin. Alors que, pendant un temps, faire vivre sur le réseau une famille de substitution lui avait procuré un certain réconfort moral, cette tricherie avec le destin a fini par devenir un leurre, une obligation mécanique, puis une corvée, enfin une souffrance. Si pendant un temps les souvenirs de sa vraie famille détruite par le tremblement de terre avaient suffi à nourrir son imaginaire d’une famille virtuelle, peu à peu, l’absence de renouvellement, de nouveauté avait fait porter l’effort du souvenir sur l’imaginaire. Joseph ne peut plus aller de l’avant. Witt ne peut pas avoir éternellement neuf ans, ni Charlotte quinze. Leur créer un vieillissement, imaginer les dix-huit ans de Ludwig devenir vingt puis vingt et un oblige en quelque sorte Joseph à se substituer à eux… Il finit par vivre cela comme un assassinat.

Joseph n’a plus envie de propager une mémoire virtuelle de sa famille défunte : le musée de l’holocauste familial. Se mettre à la place de ses enfants disparus finit par être comme s’emparer de leur vie. Refusant l’inéluctable, Joseph n’a pas voulu que le deuil fasse son travail. La mort, pour la négation de laquelle il s’est coupé du monde, lui revient en plein visage. Le réseau n’est pas la vie, il n’en est que le simulacre. Cette apparence vide ne peut prendre un sens que si, par ailleurs, la vraie vie la soutient. Joseph s’est épuisé dans ce vide où toutes choses, devenant égales dans leur réelle irréalité, échouent à donner chair à la passion de vie. Mis à part les quelques Ifugaos avec lesquels il n’a que des contacts très épisodiques, le reste du monde a perdu toute matérialité : peut-être sont-ils seuls au monde… Peut-être ne sont-ils que des esprits de morts communiquant dans un univers abstrait… Ou l’inverse ? Au fond, peu importe. Joseph se sent seul. Rien de cette humanité impalpable qui s’agite ailleurs ne l’attire. Dans une heure, il partira dans la jungle. Sa décision est prise. Définitive. Il abandonne village, chats, mainates, geckos…

Au risque consenti de s’y perdre, il va, à nouveau, tenter de mesurer le poids concret du monde.