Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

26 octobre 2005

Divagations d'Elstir

Ethnosociologue, cela fait maintenant plusieurs années qu’Elstir travaille sur « l’Histoire des changements socio-économiques mondiaux induits par l’apparition des réseaux intégrés d’information et les stratégies d’acteurs ». Ce travail le passionne dans la mesure où il lui permet, sous la masse des faits, de découvrir des mouvements de fond qui tracent de nombreuses perspectives d’avenir. Il a rassemblé des quantités de renseignements et de notes. Bien sûr, il sait qu’il n’aura jamais épuisé son sujet — cela aussi fait partie du plaisir — car, à peine commence-t-il à explorer une branche du domaine que l’afflux des informations lui ouvre de nouvelles perspectives, toutes aussi excitantes et prometteuses, toutes aussi créatrices et stimulantes. Il lui a fallu décider, arbitrairement, d’arrêter pour se consacrer essentiellement à la rédaction… En fait, il a toujours retardé le moment de commencer cette rédaction. Profondément, il est un chercheur, ce qui l’intéresse c’est fouiller les pratiques de ses prédécesseurs ou de ses contemporains pour tenter d’apercevoir vers où va le monde. Il était quand même grand temps qu’il passe à l’écriture…

Ce qui l’intéresse vraiment, c’est voir comment des innovations techniques modifient les comportements et les relations humaines. Depuis cette année 1990, date qu’il a fixée comme début à sa recherche, le monde a complètement changé, pas toujours comme les analystes de l’époque le prévoyaient. Non seulement ces changements ont, en peu de temps, affecté tous les grands équilibres, mais ils ont aussi profondément transformé les comportements humains, jusque dans leurs aspects les plus quotidiens, ceux en apparence les plus intuitifs, spontanés. On peut affirmer que l’homme de 2015 n’a plus grand-chose à voir avec celui de 1990. Comme d’ailleurs celui de 1990 n’avait pas grand-chose à voir avec celui de 1900. Simplement, l’évolution a été beaucoup plus rapide… Peut-être plus radicale aussi… en dépit des apparences…

Elstir s’enfonce dans son fauteuil, appuie sa tête sur ses deux paumes jointes, se laisse aller au plaisir de sentir son cerveau fonctionner à plein régime.

Elstir lève un moment les yeux de l’écran que dessine sur le mur blanc de son bureau le projecteur de communication à cristaux liquides. Il essaie d’imaginer comment pouvaient travailler ses parents sur les petits écrans de leurs ordinateurs, comment ils pouvaient accepter de se fatiguer la vue sur ces rectangles lumineux de quelques centimètres carrés dont ils savaient pourtant l’incidence négative sur leur santé. Et ses grands-parents qui passaient leurs journées à taper sur ces machines archaïques — appelées “machines à écrire” — où la moindre faute de frappe demandait de recommencer au moins une page entière ! Lui, il ne se préoccupe plus d’orthographe, son ordinateur rectifie immédiatement ses erreurs. Son écran, projeté — non agressif pour l’œil — occupe une surface qui peut, au besoin, être de plusieurs mètres carrés. Comment pouvait-on écrire alors ? Lui se contente de dicter son texte. Il lui suffit de penser à voix haute pour que l’ordinateur traduise ses mots en phrases. Si une expression ne le satisfait pas, il la reprend : l’ordinateur corrige instantanément. Elstir n’est même plus très sûr de “savoir écrire”, du moins au sens que ses parents pouvaient donner à cette expression. Il se contente de dire ses pensées : la machine traduit l’information en respectant les nécessités de la transcription écrite… Il est vrai que l’on a cru, un moment, que l’on pourrait même se passer de l’écrit, ne conserver que l’enregistrement de la voix. On s’est vite aperçu que l’écrit avait une densité supérieure, que pour des informations riches, compactes, demandant à être repensées, le texte restait un instrument de traduction symbolique irremplaçable.