Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

12 octobre 2005

Un roman inachevé

Sur l’écran, un étudiant, Marc Jacquez, inscrit en Espagne (Europe) interroge le professeur Elstir :

- Quand sont apparus les premiers romans génératifs ?
- Aux alentours de 1994. Il y en a eu plusieurs. Certains sur le réseau — plus exactement un ancêtre un peu rudimentaire du web qui s’appelait alors “Internet” — d’autres créés par des artistes indépendants, présentés essentiellement dans des expositions… Un des premiers, “Un roman inachevé” programmé par un écrivain français dont le nom n’a pas été retrouvé est d’ailleurs encore actif sur le web, grâce à la conservation du Musée des littératures d’Ottawa… Regardez !

Le professeur Elstir lève la main gauche, un écran se projette derrière lui. Il sélectionne l’icône de la mappemonde, désigne le Canada (USA) dont une carte apparaît sur le mur, choisit la ville d’Ottawa et, sur le plan de la ville, le Musée des littératures. Il avance dans le plan en relief du musée, entre dans une salle étiquetée “Un roman inachevé. Auteur inconnu, classe des littératures génératives © Musée des Littératures, Ottawa (USA)”. Un texte s’inscrit aussitôt sur l’écran :

“Un roman inachevé”, page 11.037.604.

“Marie sait le nom et le prix de toutes les choses, tout ce que chacune exige pour s'épanouir. Le monde des adultes lui paraît être un tourbillon à la fois excitant et incompréhensible. Elle n'ignore pas non plus que les regards masculins la suivent sur son passage. Elle respire mal, se sent oppressée. Sa vie n'a d'intérêt que dans l'exacte mesure où elle se laisse oublier… A-t-elle encore un but ?

“Le temps est devenu tout mou. Une jeune femme inconnue passe, portant dans ses bras un bouquet de lilas. Derrière la jeune femme, deux enfants — vraisemblablement un garçon et une fille — jouent dans l'herbe. Plus loin, un vieil homme avec un casque de joueur de football américain retaillé pour faire un casque de mobylette. Marie se souvient aussi d'une longue semaine d'été à faire des randonnées en montagne. Elle feint de chercher quelque chose dans son petit sac à main. Marie n'a jamais connu d'autre vie que celle-là… Elle porte un lourd collier de perles baroques.

Un Webfan

Mark est passionné d’informatique. Ce n’est plus très répandu parmi les adolescents qui ont l’impression d’avoir eu un ordinateur dans leur berceau. Ce qui, si l’on tient compte de tous les instruments qui veillent en permanence sur les nourrissons, n’est pas tout à fait faux. Normalement, à quinze ans, garçons et filles s’intéressent davantage aux challenges internationaux permanents sur réseau. Les garçons choisissent les plus violents, les plus physiques. Les filles les plus créatifs… Malgré l’évolution culturelle, une différence persiste… Comme tous ses contemporains, Mark a vécu une école d’écrans. Si les élèves, jusqu’à l’âge de seize ans, doivent continuer à aller trois heures par jour dans des écoles, c’est plus pour participer à des clubs, apprendre à vivre ensemble, que pour apprendre des contenus. Ceux-ci sont largement décentralisés, diffusés sur le réseau — le “web” comme disent les gamins — mis à la disposition des éducateurs — les “ZED” — auxquels ne reste plus que l’animation pédagogique.

Devant la complexité et la rapidité de ses mutations, la société a renoncé à former des esprits au moule. L’apport principal des ZED, en dehors de celui qui consiste à savoir respecter l’autre, à prendre conscience de l’appartenance à une communauté, un état ou une confédération, réside dans l’apprentissage du web. Chaque enfant doit, en utilisant au mieux l’immense libre-service que constitue le web, savoir construire sa propre trajectoire. Il y a longtemps que l’on ne considère plus que tout élève doit être bon en mathématiques, en physique, que faire des fautes d’orthographe est une tare. Tout cela relève d’un passé archaïque. Ce qui importe, c’est la diversité. Un citoyen est d’autant plus important pour la collectivité que son profil de formation est original. Chaque individu est irremplaçable. S’inscrivant dans la cartographie dynamique des intelligences, sa valeur est d’autant plus grande qu’il occupe une place spécifique. C’est en fonction de cela — à l’école du moins, mais aussi plus tard à l’université virtuelle — que sa réussite est estimée et que des “attestations” lui sont attribuées.

Mark a divers centres d’intérêt : logique, art, informatique, pêche sous-marine, japonais. Ce sont ses principaux points forts. Ceux dans lesquels il a assez d’attestations pour participer à des “challenges” de niveau. Il a aussi d’autres compétences moins structurées, parfois rudimentaires : astronomie, peinture chinoise du VIIème siècle, mythologie gréco-romaine, cinéma fantastique, jeu d’échec, basson, zen… Ce qui ne l’empêche pas de chercher encore. Mark a une immense soif de savoir. Il a toujours l’impression qu’il ne saura jamais assez de choses. Il sait qu’il passera l’essentiel de sa vie à apprendre. Le monde de la connaissance est trop passionnant pour ne pas l’explorer au maximum. Mark est ce qu’on appelle un WBF, un “web-fan”, la tête toujours dans les écrans. Il consacre l’essentiel de ses loisirs à fureter dans tous les recoins du web.