Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

15 février 2007

André Pagès se retire

Saint-Pierre-des-Tripiers, mercredi 30/12/2015, 06:36:60

Dès qu’il a pris conscience de cette stratégie, Jeff a envoyé à Blaise Carver un rapport sur ses découvertes. Il comprend mieux, maintenant, pourquoi cet ethnosociologue s’intéressait à Sarpedon. Savait-il à qui il s’attaquait? A-t-il fait semblant de ne mener qu’une enquête anecdotique pour rester maître du jeu? Peu importe… À lui maintenant d’agir !… Un soupçon traverse le cerveau de Jeff: si Blaise n’était pas ethnosociologue, s’il était un agent d’une quelconque nation ou le membre d’une autre secte désireuse de combattre Sarpedon ou de prendre sa place? Après tout, qu’est-ce qui le prouve? Jeff, Blaise, Irina, Joseph ne se sont jamais rencontrés, chacun ne connaît de l’autre que l’image qu’il veut bien transmettre sur le réseau. Cette image n’a peut-être aucune réalité: Jeff n’existe pas, Jeff n’est qu’un leurre construit par André Pagès. Pourquoi en serait-il autrement des autres ? Ce monde où ils vivent n’est qu’apparences, images. Une simulation, un vaste jeu électronique: un monde mou, inconsistant, fuyant, insaisissable… Jeff, cette nuit, a mal dormi. Il s’est longtemps efforcé de combattre ce soupçon qui le taraude. Pourtant, peut-être à cause de son extrême solitude, il a besoin de faire confiance à ces êtres virtuels que depuis des années il considère comme des amis. Sans cela, que lui reste-t-il? Pourquoi continuerait-il à vivre si rien, en-dehors de lui, n’existe?

Quand il a fini son café, Jeff allume son ordinateur. Il découvre le rapport d’Irina. Bien qu’elle sous-estime l’ampleur des menaces que représente Sarpedon, leurs conclusions se complètent. Ce devant quoi ils sont est une tentative générale de déstabilisation de l’univers intégré par une guerre virtuelle.

Jeff envoie une réponse :

“From jeff@lafrance.comu.uqam.ca to irinak@perso.siber.ru
12/30/15 06:15

Lis mon rapport. Je pense qu’il t’intéressera.

Tu abandonnes la chasse ? Moi aussi. Par nous-mêmes, nous ne pouvons plus rien faire. Chacun de nous a obtenu ce qui l’intéressait. Mais, peut-être plus que n’importe lequel des précédents, ce travail a été éprouvant. Heureusement l’idée que tu me cherches à travers le monde me maintient en vie. Nous nous retrouverons bientôt, je l’espère, sur d’autre territoires. J’ai besoin de toi… Et qui sait, peut-être un jour parviendras-tu à me rejoindre.

Je t’aime comme le loup sibérien la belette.

Jeff”

Face à son clavier, Jeff reste les bras ballants. Même lui, Jeff, dans son éloignement, ne pourrait pas ne pas être concerné. Rien ne lui garantit qu’il continuerait à communiquer avec le monde. Pire encore, s’il communiquait, il ne saurait plus ni quoi, ni avec qui. André Pagès éprouve un brusque sentiment de panique : qu’est-ce qui lui prouve que cette apocalypse n’a pas déjà commencé ? Qui communique avec qui ? Quoi ? Dans le chaos généralisé de la communication qui menace, le crime de Kharamidov, s’il a réellement eu lieu, n’était qu’une toute petite péripétie.

André Pagès se lève, s’assied sur son lit, glisse sa main sous la couette rouge à la recherche de la chaleur de Maaca. Du bout râpeux de sa langue, celle-ci lui lèche le dessus de la main. Aucun doute, Maaca existe, André Pagès existe. Il écoute le vent qui se lève et commence à siffler sur les lauzes du toit: le monde autour de lui, qui lui résiste et le menace, existe… Quant au reste, jamais il n’en aura la certitude.