Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

16 mai 2006

La croix des vautours

Saint-Pierre-des-Tripiers, vendredi 25/12/2015, 14:55:10

Malgré les nombreuses couches de vêtements sous lesquelles André Pagès a l’habitude de se protéger — un tee-shirt thermolactyl, deux pull-over de laine, une veste de gros velours, un pardessus de laine —, le froid commence à le gagner… Nez gelé, brûlure aux mains, pieds qui s’ankylosent… Il se force à avancer. Le cerveau doit dominer le corps. Il a l’impression que le vent, venu face à lui des lointains du plateau, redouble et s’acharne. Il avance presque en aveugle, attentif aux moindres sensations de ses pieds qui pourraient lui révéler un changement de la nature du terrain. Il marche. Soudain, à quelques dizaines de centimètres sur sa droite, une vague silhouette de croix. Il s’en rapproche: une croix de pierre, une de ces multiples croix que les paysans, conciliant piété et sens pratique, plantaient autrefois aux carrefours des chemins. Celle-ci est particulière, certainement très ancienne, portant sculptés sur son socle d’étranges personnages.

André Pagès la connaît bien. Il l’appelle la “croix des vautours”. Elle se trouve sur le chemin de la falaise où nichent les rapaces. Ainsi il n’est pas là où il croyait être, mais beaucoup plus à droite: il a déjà dépassé le village, sa maison est à trois cents mètres derrière lui environ. Il a dû passer tout près, sans la voir… S’il ne neigeait pas tant, il lui aurait suffi de suivre le chemin de terre pour revenir à l’entrée du village, mais il ne faut pas y compter, la neige nivelle tout… Il lui faut faire demi-tour. Il s’efforce de trouver un moyen de ne pas perdre à nouveau sa route. Avancer légèrement vers la droite, compter ses pas. Le vent soufflera dans son dos. La marche sera moins pénible. Il a l’habitude de se servir de ses pas pour étalonner des distances: un pas, un mètre… Dans trois cents pas, trois cent cinquante maximum, il aura trouvé le village… Ou il lui faudra envisager autre chose.

Il repart, avance. Mains tendues devant lui, ferme les yeux: de toute façon la vue ne lui sert presque à rien; il préfère se concentrer sur ses pieds, ses mains, ses comptes. Quand il arrive à deux cents quatre-vingt pas, il rouvre les yeux, espérant, dans cette blancheur étale où terre, ciel et espace s’annihilent dans une pureté néfaste, capter une ombre quelconque. Ses mains rencontrent alors une surface de pierre gelée: un mur. Sauvé… sur plusieurs kilomètres, pas d’autres murs que ceux du village. Il le longe. C’est celui du cimetière. Il reconnaît bientôt la grille de fer rouillée: il lui suffit de longer le mur pour être dans l’unique rue du village, la prendre sur la droite. Sa maison est à une vingtaine de mètres, au bas d’un pré qu’indique une descente pierreuse. Il ne peut plus se perdre.

Un immense soulagement s’empare de lui: on a beau croire ne pas tenir à la vie, l’épreuve des faits oblige à voir clair en soi-même !