Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

15 mars 2006

Retour vers le calme

Paris, jeudi 24/12/2015, 00:50:49

Au fond, pourquoi attendre? Sidney n’a pas un sens des convenances très développé; il n’a jamais rien eu à foutre de toutes ces comédies… A toujours agi comme un animal sauvage n’obéissant qu’à l’immédiateté de l’instinct. Quand il veut quelque chose, c’est tout de suite. Il lui semble qu’il l’a toujours voulu; y a que ça qui compte. L’urgence du désir comble l’absence d’anticipations qui fait le vide de son existence.

Il est plus de minuit. Pourtant, Sidney s’habille rapidement, quitte sa chambre. La neige de la veille a fondu ne laissant que peu de traces dans la ville, mais le ciel est toujours bouché, les rues presque vidées par le froid très vif. Seules rôdent, éparses, informes dans l’épaisseur de leurs vêtements, les silhouettes d’individus paumés comme lui qui ne savent où aller, traînent misérables autour des quelques bars miteux encore ouverts, sans autre but que d’aider le temps à passer. Sur les cinq cents mètres qui séparent sa chambre de l’Hôtel Saint-Aignan, mis à part deux ou trois gamins qui semblent shootés, il ne rencontre personne. Heureusement d’ailleurs car il sort des limites de son quartier, prend un certain risque. Aucune menace n’a jamais arrêté Sidney mais il connaît les lois non écrites des désintégrés, n’ignore pas que, d’une certaine façon, sa seule présence est une provocation pour les bandes du Marais. Aussi, tout en essayant d’adopter une allure naturelle, sa marche est rapide. Le froid glacial lui donnant un prétexte, il dissimule en partie son visage sous son gros cache-nez de laine.

Arrivé devant la façade immaculée de l’Hôtel Saint-Aignan, il se souvient de la caméra, déroule son cache-nez pour être reconnu. Que sa venue puisse paraître incongrue ne l’effleure pas: Boèce de Dacie lui a dit de venir quand il voudrait, il vient. Il doit être le bienvenu. Qu’importe le temps passé entre le moment de l’invitation et celui de sa visite, Sidney accepte les mots pour ce qu’ils disent, non pour ce qu’ils dissimulent. Doigts ouverts, il plaque sa main droite sur les empreintes de la plaque de verre, note le léger déplacement de la caméra, l’avancée de l’objectif qui doit zoomer sur son visage. Dans l’interphone, la voix électronique d’un automate, déformée, lui demande son nom. Il se nomme. Sans autre explication, le grand portail de bois s’ouvre. Sidney entre dans la petite cour de l’hôtel. Le portail se referme derrière lui. Sidney marche sur le gravier vers les quatre marches de pierre du perron par lequel il a pénétré, l’avant-veille, dans l’immeuble. Le rez-de-chaussée s’illumine. Il ouvre la porte, reconnaît aussitôt la douce chaleur de la grande salle blanche à la moquette de laine écrue. Dans le silence absolu, l’impression de confort et de luxe qui l’avait tant impressionné lors de sa première visite se double maintenant d’un sentiment de calme, de sérénité, qui le met à l’aise. Les images mobiles et abstraites des écrans géants respirent sans fin. Équilibre et mesure… Alors qu’il aurait pu se sentir ici étranger, rejeté par ce monde si différent de celui où il vit habituellement, Sidney éprouve au contraire la sensation curieuse d’être chez lui. Il s’approche d’une des grandes fenêtres, contemple longuement le jardin. L’équilibre harmonieux des lignes trace une fluide promesse d’éternité; rien ni personne ne bouge. Il examine une à une les têtes de Bouddhas souriants aux attitudes toutes identiques et pourtant si différentes. Le sourire de l’une lui paraît plus paisible que le sourire de l’autre; certaines manifestent de l’inquiétude; d’autres une plus grande paix intérieure; d’autres encore une intemporalité absolue. De toute la force de leur beauté, elles l’attirent, l’envoûtent comme si elles sublimaient cette profonde androgynie de l’amour familial qui berce l’enfance de l’homme et que Sidney n’a jamais connu. Tout en lui apportant un remède à l’absence, ces visages révèlent son manque, sa blessure profonde.