Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

28 décembre 2006

Renaissance

Paris, mardi 29/12/2015, 02:12:02

Alcathe parcourt la pièce du regard, cherche ce qu’il pourrait laisser derrière lui qui risquerait de le trahir. Il ne trouve pas grand-chose: sa vie de désintégré était bien pauvre, banale, presque invisible pour tout dire. Un à un, il examine les vêtements qui traînent sur la chaise bancale, les jette dans un vieux carton humide pour les descendre dans la rue où ils feront peut-être le bonheur d’un autre désintégré. Toute sa jeunesse est là, ou presque: deux pulls dont un rongé aux mites, trois chemises colorées vif, deux pantalons, deux vestes… Il fouille soigneusement les poches de façon à ne rien oublier qui serait un signe de sa vie antérieure: elles sont vides, ne recèlent aucune de ces surprises qui pourraient lui donner le moindre sentiment de nostalgie. Quand il en a fini avec ses vêtements, il inspecte le moindre recoin, le plus petit espace où quelque chose de lui pourrait se dissimuler. Il ne trouve rien, prend conscience du non-être qu’était son existence: Sidney n’était vraiment rien, Alcathe peut vivre…

Quand tout son travail de nettoyage est terminé, il hésite: se demande s’il va dormir… Non. Il éprouve comme une résistance, comme si quelque chose de ce passé vide le retenait encore en ce lieu. Il pense d’abord que c’est la saleté des draps dont il s’est déshabitué qui l’empêche de se coucher, puis que c’est l’étroitesse des lieux, l’excitation du lendemain… Mais il lui faut bien se résigner, ce n’est rien de tout cela… Alcathe peine à émerger de Sidney. Quelque chose de son passé qu’il ne saurait décrire l’empêche d’aller de l’avant. Sidney résiste sous Alcathe. Dix-sept ans de vie, même de galère, ne se gomment pas sans douleur.

Il lui faut bouger.

Il se décide. Il prend son carton de vêtement, le descend dans la rue. Au moins, personne ne le verra, ne lui posera de question. La nuit est froide. Plus aucun passant, même les derniers des désintégrés ont trouvé un abri jusqu’à l’aube. Alcathe vérifie que personne ne le voit, dépose son carton à l’angle de la rue Blondel, marche jusqu’au boulevard de Sébastopol. La neige tombe toujours avec constance, une fine pellicule blanche colore l’asphalte. Il réalise soudain l’absurdité de sa conduite: que fait-il là? Il hésite. Pourquoi ne retournerait-il pas à l’hôtel Saint-Aignan si proche, quelques centaines de mètres… Pourquoi se plie-t-il à cette consigne absurde? C’est si con! Il aimerait tant se retrouver dans la chaleur du groupe, participer à l’effusion du costume-de-données!… Il sait pourtant que c’est impossible: pour la première fois de sa vie peut-être, il a pris un engagement, a donné sa parole. Pas question de les décevoir. Il reste un moment immobile dans le courant d’air glacial qui monte de la Seine, hésite… hésite encore… se décide. Par la rue de Tracy, il rentre chez lui. Comme pour une veillée mortuaire, les rues sont désertes et lugubres.

Alcathe revient chez Sidney.

Avant de s’engager dans l’escalier délabré qui monte à son sixième étage, il pense à sa boîte aux lettres: n’ayant aucune vie sociale, il ne reçoit jamais de courrier, mais parfois quelques vagues connaissances — le Turc, Daniar autrefois, le chinois du passage du Pontet — lui laissent des messages… Mieux vaut faire disparaître toutes les traces. Il l’ouvre. À l’intérieur, un amoncellement de publicités disparates. Il les trie. Au milieu d’elles, une enveloppe. Alcathe la prend, s’approche de la lumière jaunâtre qui éclaire l’entrée: “De la part de Khamid Khan Kharamidov”.

L’Ouzbek ne l’a donc pas oublié.