Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

18 février 2007

Dilemne

Padoue, mercredi 30/12/2015, 06:00:00

À six heures Sidney réveilla le gamin :

- C’est l’heure, on se tire.

Quillian ne manifesta aucune surprise. Il se contenta de s’ébrouer, se mettre la tête sous le robinet du lavabo du compartiment, se donner un coup de peigne rapide.

- C’est classe ici. Tu as les moyens, dis donc ! Faudra que tu me donnes la recette !

Descendus dans l’aube froide et neigeuse de Padoue, ils avaient cherché un hôtel, trouvé ce Principe di Venete planté comme une île dans le quartier presque abandonné de la gare. Ils en avaient traversé les salons immenses comme des salles de bal, s’étaient enfermés dans leur chambre. Quillian avait dormi deux ou trois heures, puis ils s’étaient baignés, heureux comme des gamins de la rudesse souple des draps très blancs, de la taille gigantesque de l’archaïque baignoire aux gros robinets de cuivre et pastilles de porcelaine, de la douceur des épaisses serviettes dans lesquelles ils s’enveloppaient tout entiers, de la chaleur des radiateurs de fonte, de la souplesse des fauteuils dans lesquels ils s’effondraient pour le seul plaisir d’être là. Ils avaient sonné pour se faire monter un petit déjeuner pantagruélique s’amusant des archaïsmes de cet hôtel dont le service semblait à jamais figé dans le début du vingtième siècle. Ils passèrent ainsi toute la matinée dans un feuilleton de télé… Il leur semblait avoir toujours vécu ensembles.

L’après-midi s’était prolongée dans cette insouciance : Sidney-Alcathe avait conduit Quillian dans les commerces d’un quartier sécurisé où les accréditations de sa smart card faisaient merveille. Sans poser de questions, Quillian s’était laissé habiller des pieds à la tête. Ils avaient ensemble choisi un coiffeur, s’étaient fait faire une coupe rase: moitié des cheveux rouges, moitié des cheveux bleus s’amusant à faire un choix symétrique. Tous deux étaient splendides, images de la jeunesse, de la santé, du bien-être. Les passants intégrés se retournaient, souriant, comme pour partager un peu du bonheur qui rayonnait d’eux. Leur journée avait ainsi passé en promenades, plaisanteries et petits bonheurs. Sidney-Alcathe trouvait avec Quillian une complicité qu’il n’avait jusqu’alors jamais connue.

Maintenant, Sidney-Alcathe ne sait plus que faire. Pourtant il lui faut choisir. Redevenir Sidney Delbanco, partir avec Quillian, tenir avec lui le rôle de tuteur qu’a, d’une certaine façon, joué pour lui-même l’Ouzbek; mais il ne se sent pas l’esprit assez ferme pour, dans les durs combats de la vie, laisser Quillian devenir lui-même… Continuer à être Alcathe Dei Banco, essayer de savoir dans quelle mesure il a été responsable de la mort de Khamid, quel rôle a joué la broche qu’il lui avait offerte, quelles étaient les rivalités de Kharamidov et de Théïa, suivre la voie de son maître; mais il n’a pas l’âme d’un détective, n’est pas sûr non plus que l’Ouzbek aurait demandé cela… Suivre la mission qu’il a acceptée; mais n’ayant plus besoin du soutien financier de la secte, même si d’une certaine façon il lui faudra se désintoxiquer des moments d’effusion, il n’est plus aussi sûr que ce soit sa vraie voie… Choisir la communauté, la chaleur du groupe, la jouissance dans la solitude ou l’amitié? De quelque côté qu’il se tourne, s’offrent des possibles, se montrent des contraintes. Il se retourne sur le lit, ferme les yeux, essaie d’oublier ses problèmes pour sombrer dans le sommeil. N’y parvient pas… Pourtant, il sait qu’il n’est pas fatigué de la vie.

L’hôtel est englué dans un silence d’ouate. Sidney se lève. Il sent sous ses pieds la douceur épaisse de la moquette de laine, s’approche de la fenêtre. À travers le voile de coton, il aperçoit dans la rue un couple de désintégré qui, abrités sous un porche, s’injectent leur dose de drogue. Plus loin, à l’entrée de la rue, une prostituée fait les cent pas sous les petits flocons de neige. La rue est sale, noire, froide… Dans la main droite, il tient la smart card de Sarpedon; dans la gauche, celle de Kharamidov.