Un blog de l'hyperfiction intitulée "La disparition du Général Proust" : Général Proust, Les écrits de Marc Hodges, Vie sexuelle de M H, Jean-Pierre Balpe, Un roman de Marc Hodges, Les inédits de Marc Hodges, Le journal de Charlus, Les poèmes de JPB, Le premier album photo de Marc Hodges, Le second album photo de Marc Hodges, L'album photo de JPB, Le carnet d'Oriane, Les poèmes érotiques de MH à G, Les écrits de Jean-Pierre Balpe"… Extrait du roman La Toile (ed. Cylibris)

19 janvier 2007

Un testament

Lyon, mardi 29/12/2015, 03:37:59

L’express de nuit a quitté Paris à deux heures dix-neuf. Il vient de traverser Lyon. Dans son compartiment de wagon-lit, Sidney-Alcathe ne parvient pas à trouver le sommeil. Trop d’événements, en si peu de temps, bouleversent sa vie.

La longue lettre de l’Ouzbek était un testament:

“Sidney, mon Sidney,

Lorsque tu recevras cette lettre, je ne serai plus de ce monde. Sinon tu ne l’aurais jamais reçue… Elle te sera remise par un ami qui dirige la galerie Mondart, 8 rue de Birague à Paris, dans l’espace sécurisé du quartier touristique de la place des Vosges. Il s’appelle Marc. Tu le connais. Nous sommes allés une fois ensemble le voir alors qu’il exposait une de mes œuvres. Il te connaît donc aussi. Je l’ai chargé d’être mon exécuteur testamentaire. Depuis que je t’ai rencontré, sans que tu le saches, j’ai ouvert à ton nom un compte bancaire. Ce compte est suffisamment approvisionné pour que tu puisses vivre confortablement quelques dizaines d’années. Dès que tu auras mon testament, va trouver Marc, il te remettra une smart card et te donnera toutes les informations nécessaires pour que tu puisses désormais profiter ou non — comme tu l’entendras — de cette petite fortune. Pourquoi agir ainsi ? Tu le comprendras toi-même par la suite. Moi vivant, tu n’avais pas besoin de cet argent. Mon absence — mais peut-être est-ce une faiblesse — ne l’interdit plus.

Pour que tu ne me condamnes pas sans savoir, je te dois des explications. Une des sourates du Coran, Livre sacré de ma religion dit: “De quelque côté que vous vous tourniez, là est la face de Dieu.” Ailleurs encore, parlant des justes il est écrit : “Ils ne craindront pas le reproche de celui qui blâme…”. Ce qui peut te paraître étrange et incompréhensible ne l’est pas pour celui qui est dans la recherche de la Voie. Or il y a plusieurs voies et Dieu choisit celle qui convient à chacune de ses créatures. Depuis mon adolescence, depuis que j’ai, à treize ans, rencontré à Boukhara le shaykh Al-Ashall al-Qabâ’ilî, j’ai adopté les principes sacrés du sûfisme, cherché à me conformer aux enseignements de ses maîtres. Le shaykh de mon shaykh, notre vrai Maître est un sage sûfi qui enseigna dans mon pays il y a cinq cents ans: le grand Maître et poète Machrab. Il nous enseigne que Dieu est conducteur de nos destinées, que, pourvu qu’ils soient vécu dans l’Amour et l’acceptation, tous les instants sont bons à vivre. Médite cette anecdote: “un jour, Machrab arriva à Khodjand. Prévenus de son arrivée, connaissant sa réputation de sainteté, tous les habitants de la ville voulurent le voir. Ils le trouvèrent dans une fumerie d’opium : c’était un grand mendiant au visage rougeaud, aux yeux écarquillés d’opiomane, aux cheveux longs et hirsutes, accompagné d’un chien portant un collier d’or.” Peu soucieux de sa réputation terrestre, c’est dans l’Amour qu’il se noyait. Ainsi, chacun doit suivre sa destinée : il n’est pas bon que l’homme intervienne dans les desseins de Dieu. “Si je ne trouvais pas d’aboutissement à l’amour, c’est dans le feu de l’enfer que je chercherais un lieu de repos” a dit aussi Dhûl-l-Nûn al-Misrî. Ma vie a été vouée à l’Amour ainsi qu’à la beauté qui magnifie la création divine : “Nous sommes les épicuriens, les amants, les incendiaires du monde, ceux qui déchirent leurs vêtements et si nous vivons dans un monde de tristesse, quel besoin avons-nous de nous préoccuper de lui…” dit Alisher Navoï, un autre de mes maîtres. J’ai cherché la beauté à travers toutes les créatures — Ô Dieu, quelle beauté tu as créée ! Si j’ai préféré les jeunes hommes, c’est parce que Dieu l’a voulu ainsi. Dieu est en tout homme, comme le dit Husayn Mansûr Hallâj qui, pour cela, fut lui aussi pendu. Je T’ai cherché dans leur beauté… Jamais je n’ai péché contre l’Amour. L’argent que j’ai gagné ne vient que de l’exaltation de Sa beauté. Je t’ai aimé. Je t’aimerai toujours. Pourtant cet amour n’est pas en soi suffisant pour que, de mon vivant, j’intervienne dans cette vie qui t’a été accordée. Comme Machrab qui atteignit à la sainteté par l’acceptation de sa déchéance, ta voie est dans la construction de toi-même au travers des épreuves qui te sont envoyées : “Tu ne seras pas aidé parce que tu Le recherches, mais parce qu’Il te donne”. Pas de convenances, les conventions terrestres ne sont rien au regard de Dieu dont les Lois sont plus exigeantes. Pour cela, et quoi qu’il m’en coûte, je me suis toujours interdit de changer la trajectoire de ta vie. Ce que j’ai essayé de te donner c’est mon amour, mon besoin d’Amour sous ma soif de beauté. En cela je me suis comporté avec toi comme un maître m’efforçant de te laisser libre sous ma guidance. Tout autre comportement aurait été un aveu d’incroyance. Si j’ai réussi, alors peut-être Dieu m’en donnera-t-Il quittance. Sinon, qu’Il me pardonne d’avoir échoué car j’ai fait de ma vie Sa quête.